« Ma ville est dans mon ventre »
C’est dans l’avion qui me ramenait à Port-au-Prince en juin dernier que j’ai lu ce texte. Écrit le 6 septembre 2006 par Frankétienne, auteur, poète et artiste Haïtien, il a été publié dans « Une journée haïtienne » de Thomas C. Spear. Je cite de longs extraits où l’auteur parle de sa ville qu’est Port-au-Prince.
« Depuis mon réveil, aux premières poussées de l’aube, je me mets à penser au retour de Marie-Andrée qui vient de marouler un long séjour dans la cité des tours fantômes. Loin du pays. Loin de la maison. Loin de moi.
Au fond, je ne pense qu’à moi-même, à ma solitude incurable dans cette foutue ville port-au-princienne que j’aime avec rage. Avec hargne et douleur.
Seul, je me suis toujours senti seul. Et aujourd’hui encore, je me sens seul dans ce foutoir mouroir dépotoir d’infernal paradis. Je ne m’en suis jamais plaint. Je ne m’en plains pas. Je ne m’en plaindrai jamais. Toutes les déblosailles, les salopritures voluptueusement jouissives de ma ville miracle et malédiction m’habitent totalement. Elles sont dans mes tripes et ma tête.
[…]
Violences, viols, injustices, kidnappings. Tout cela sur fond de misère grinçante autour de minuscules îlots d’un semblant de bien-être et de bonheur chrysocalque. Un étrange cinéma à trame de peur, de stress, de douleur, de provocation, d’arrogance, de faux espoir, de répugnante résignation et de train-train répétitif de mal-vivre et de mal-être.
Arc-en-ciel de silence
l’imaginaire change de forme
et le corps se déplace lentement sous la lune des muettes métamorphoses
un soleil virulent me dévore les entrailles.
Il est midi.
[…]
L’âme reste rongée de violence au feu des mutations sauvages
La mort s’active au moulin des malheurs noyant rêves et chimères.
Rien. Plus rien. Absolument rien. Ni jour ni nuit. Ni temps ni lieu. Ni blanc ni noir. Ni chair ni feu. Ni bois ni pierre. Ni mâle ni femelle. Ni mer ni ciel. Ni toi ni moi. Ni plus ni moins. Ni œuf ni bœuf. Ni vent ni paille. Rien. Absolument rien que le dire hypothétique du non-dire infinitif.
Partir. Revenir. Une histoire d’amour à cheval d’arçon. Des trébuchements. Déséquilibre et chutes évités. Voir. Se revoir. Dire. Dédire et déparler jusqu’au délire.
Non-événement.
Non-fiction.
Non-retour.
Voyager vers le tout.
Voyager tout-partout.
Voyager vers nulle part.
Voyager vers la mort au tempo du néant aux infinis battements de rien définitif.
Un théâtre d’ombre et de rumeurs aux premières lueurs du crépuscule. Tumultueuses agitations à charge de pluie et de sang. Éclairs et bégaiement d’étoiles.
Je travers la ville pénombre d’inquiétude et de bruits sourds. J’avance dans un espace métissé de ténèbres et de clartés. Soudain j’arrive dans les environs de l’aéroport.
[…] »
***
Port-au-Prince mis en mot, en quelque sorte : ses contrastes, ses contradictions, ses joies, ses peines. « Ni jour ni nuit. Ni temps ni lieu. Ni blanc ni noir. »
Je reviendrai sur ce recueil de textes, « Une journée haïtienne » de Thomas C. Spear qui « initie un volume où les poètes, romanciers, auteurs de théâtre et autres nouvellistes annoncent et dénoncent, témoignent et illustrent le vivre à vif d’un peuple. Sans besoin de petite musique de nuit pour endormir ou pour travestir. […] appliqué à lire plus loin que le regard […] Spear transforme le voyage au loin en quête. Quoi de plus fertile ! […] » Tiré de l’Avant-propos : Journée haïtienne : on en redemanderait ! d’Édouard J. Mounick.
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